Cairn.info: La Grande Peur dans la montagne de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende  par Jérôme Berney

Cairn.info La Grande Peur dans la montagne de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende  par Jérôme Berney

A contrario 2006/1

La Grande Peur dans la montagne de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende [*]
parJérôme Berney

Jérôme Berney enseigne actuellement la littérature française dans un lycée lausannois. Après des études de lettres à Université de Lausanne, puis à l’Université du Québec à Montréal, il a collaboré, entre 2001 et 2003, au sein du Centre de recherches sur les lettres romandes de l’Université de Lausanne, à la publication des romans de Ramuz dans la Pléiade. Il a notamment coordonné, avec Doris Jakubec, un numéro d’Études de lettres, intitulé Dans l’atelier de Ramuz (Nos 1-2, 2003).

Courriel : berney.weber.at.span.ch
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2006/1 (Vol. 4)

Pages : 152
ISBN : 9782940146734
Éditeur : BSN Press

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1

Les légendes alpines occupent une grande place dans l’œuvre de Charles Ferdinand Ramuz. Elles ont inspiré l’écrivain tout au long de sa carrière, des premières nouvelles publiées en journal, comme « La langue de l’abbesse » (1904), au dernier recueil intitulé Les Servants et autres nouvelles (1946), en passant par Le Village dans la montagne (1908), sans oublier les romans, en particulier La Grande Peur dans la montagne (1926) et Derborence (1936). C’est à l’occasion de longs séjours dans les montagnes vaudoises et valaisannes que Ramuz a écouté ces histoires que l’on racontait au coin du feu lors des veillées. Des histoires qu’il a pu lire également dans les nombreux recueils de légendes qui ont paru à son époque [1]
[1] Dans un autre article, j’ai montré que Ramuz s’était…
. En effet, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, bon nombre d’ethnologues et d’érudits se sont mobilisés pour sauvegarder des récits menacés par le monde moderne.
2

Contrairement aux « scientifiques », Ramuz n’a pas cherché à relever et à transcrire de manière objective les légendes. Il les a réécrites, adaptées, transformées ; elles sont un matériau que l’écrivain a façonné d’une multitude de manières. Dans un article consacré aux Contes et légendes de la Suisse héroïque (1913) de Gonzague de Reynold, Ramuz évoque la nécessité de renouveler le genre :
3

« Les contes qu’on nous a contés, par cela seul, sont morts. Ils ont été un petit bruit qui s’est tu, ils se sont envolés de lèvres désormais closes ; nos lèvres à nous s’ouvrent, que va-t-il en sortir ? Là-haut, quand ils sont assis les soirs d’hiver devant le feu, ce sont bien peut-être les mêmes histoires qui reviennent, mais, à chacun de ceux qui les racontent, ce grand air de fidélité qu’il peut avoir ne trompe pas. Il réinvente, il redécouvre. Le poète va plus loin encore : il doit inventer et découvrir. » [2]
[2] Charles Ferdinand Ramuz, « Mythes », Gazette de Lausanne,…

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Alors qu’une étude systématique des différentes manières selon lesquelles l’écrivain a repris, réinventé ou même inventé des légendes manque encore, je me propose d’étudier cette question en détail à propos de La Grande Peur dans la montagne, un roman, publié en 1926 chez Grasset, qui fait la part belle à l’imaginaire alpin.
5

La Grande Peur dans la montagne raconte la destruction d’un village montagnard. Une petite communauté est anéantie par une avalanche d’eau et de boue, provoquée par la rupture d’une poche d’eau dans un glacier. La catastrophe clôt une série d’événements durant lesquels les villageois se sont confrontés à un pâturage « maudit ». Considéré comme un des chefs-d’œuvre de Ramuz, le roman a déjà été abondamment commenté, en particulier par Michel Dentan. Dans une monographie qu’il lui consacre [3]
[3] Michel Dentan, La Grande Peur dans la montagne, Paris :…
, le critique montre, notamment, la coexistence au sein du texte de deux points de vue sur les faits, de deux interprétations des événements catastrophiques. D’un côté, on trouve une conception « naturelle », réaliste : la série de malheurs n’est qu’une suite de coïncidences, toutes explicables rationnellement. De l’autre, une vision « surnaturelle » : la montagne a puni ceux qui ont transgressé l’interdit portant sur le pâturage. À ce propos, Dentan relève que « ce qui est signifié, dans le roman, ce n’est pas une réalité surnaturelle de la montagne, mais les terreurs ancestrales chez les montagnards, des croyances irrationnelles, un comportement superstitieux. » [4]
[4] Ibid., p. 50.
C’est précisément cet aspect que je vais développer ici, en montrant comment les « croyances irrationnelles », les légendes, sous-tendent La Grande Peur dans la montagne.
6

À noter encore qu’il existe deux versions du texte. En effet, lors de sa reprise dans les Œuvres complètes en 1941 [5]
[5] Charles Ferdinand Ramuz, Œuvres complètes, Volume 13,…
, Ramuz y a apporté quelques modifications. Il a notamment supprimé les quatre derniers paragraphes du roman, conférant ainsi une autre tonalité à l’ensemble. Lors de mon analyse, je m’appuierai sur l’édition des romans de Ramuz dans la Bibliothèque de la Pléiade, qui donne le texte des Œuvres complètes de 1941, mais présente dans la section appendice la fin de l’édition originale de 1926 [6]
[6] Charles Ferdinand Ramuz, La Grande Peur dans la montagne,…
. De cette façon, je pourrai également commenter cette première fin qui est très intéressante dans la perspective des légendes.
Un canevas légendaire
7

Même s’il n’y a pas de reprise directe, le canevas narratif du roman ressemble beaucoup à celui des légendes. Le résumé des principaux types de légendes alpines, réalisé par Lutz Röhrich, nous permet de voir que La Grande Peur dans la montagne est proche des récits expliquant le paysage alpin :
8

« Il y a toute une série de légendes relatives aux origines du paysage alpin qui considèrent que celui-ci n’a pas toujours eu l’aspect qu’il nous présente aujourd’hui. Là où maintenant s’étendent la neige, la glace et les cailloutis, là où s’élèvent des parois abruptes, il y avait autrefois des champs fertiles, des jardins en fleurs et des prairies accueillantes. Sous forme de variantes toujours renouvelées, on raconte qu’une action impie (profanation du pain, du lait ou d’autres aliments, hospitalité non accordée, manque d’affection pour les enfants, etc.) a eu pour conséquence la destruction de l’alpage jadis florissant. » [7]
[7] Lutz Röhrich, « Le monde surnaturel dans les légendes…

9

Dans La Grande Peur dans la montagne, il est aisé de retrouver quelle action impie a été commise. Au début du roman, deux clans s’affrontent au sujet d’un pré situé dans les hauts de la montagne ; un pré abandonné vingt ans plus tôt, à cause d’une série de malheurs qui ont frappé les bergers. Le pâturage est maudit, d’après les anciens du village. Or, les plus jeunes, eux, ne croient plus à « ces histoires » (p. 428) et décident d’aller l’exploiter à nouveau. Les malheurs se succèdent alors jusqu’à la catastrophe finale. Une poche d’eau dans le glacier cède et inonde le pâturage qu’il surplombe, puis le village situé en contrebas : « Plus trace d’herbe, plus trace de chalet. Tout avait été recouvert par les pierres » (p. 1422). Une véritable punition, comme le souligne la dernière phrase du roman : « (…) c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés » (p. 1422).
10

Ce résumé simplifie évidemment le roman. Il sert à mettre en évidence une des multiples trames de La Grande Peur dans la montagne. Une trame légendaire qui participe du point de vue des anciens sur les événements, ce que Dentan nomme la perspective surnaturelle. Ramuz reprend ici un lieu commun qu’il revisite et renouvelle, comme on va le voir. De nombreux passages du livre peuvent ainsi être relus à la lumière du corpus légendaire.
Le « mauvais pays »
11

La description de la première montée à l’alpage, par exemple, exprime le point de vue des anciens sur la montagne. Dans la topographie imaginaire ancestrale, il y a une opposition entre le bas verdoyant, qui symbolise la vie, et le haut rocheux et glacé, symbole de la mort. Plus précisément, le haut glaciaire est assimilé à un purgatoire infernal, un aspect que l’on développera plus loin. Quoi qu’il en soit, le haut, c’est le « mauvais pays », comme le rappelle Jules Michelet dans La Montagne : « Le montagnard ne voit pas sa montagne comme nous. Il lui est fort attaché et il y revient toujours, mais l’appelle ‹ le mauvais pays. » [8]
[8] Jules Michelet, La Montagne, Paris : A. Lacroix, Verbroeckhoven…
Ramuz reprend ce lieu commun lors de la description de la première montée, dont voici un extrait :
12

« Et, eux, ils furent de plus en plus petits, là-haut, sous les parois de plus en plus hautes, qui furent grises aussi, d’un gris sombre, puis d’un gris clair ; puis, tout à coup, elles sont devenues roses, faussement roses, parce que ce n’est pas une couleur qui dure ; c’est une couleur comme celle des fleurs, une couleur trompeuse, qui passe vite, car il n’y a plus de fleurs ici, non plus, ni aucune espèce de vie ; et le mauvais pays était venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir. »
(p. 422, je souligne)

13

Alors que cette première montée à l’alpage fait office de mauvais présage, la deuxième montée n’est pas du tout présentée de la même manière. Au chapitre IV, l’ensemble de la communauté accompagne les sept bergers qui vont passer tout l’été sur l’alpage. La description de l’ascension est ici très positive :
14

« Ils ont fait tout ce long chemin, ce long chemin de la montagne ; d’abord, dans l’herbe pleine de fleurs de tous côtés par grosses taches, puis entre les sapins, sur le tapis des aiguilles tout taché lui aussi de taches rondes et brodé d’or – les prés, la forêt, le soleil, le soleil et l’ombre ; puis la grande gorge et puis plus rien que l’ombre ; puis la rocaille qui commence, les éboulis, alors le soleil de nouveau (…) ».
(p. 436)

15

Groupés et emmenés par le jeune président de la commune, les villageois ne craignent pas les hauts de la montagne. C’est seulement lorsqu’ils seront abandonnés à leur (mauvais) sort que les sept bergers se sentiront à nouveau menacés. Tout au long du roman, Ramuz alterne et confronte ainsi différentes perceptions de la montagne, tour à tour peuplée d’esprits malfaisants, dont les anciens se méfient, ou simple nature généreuse, que le clan des jeunes souhaite exploiter.
Le chasseur diabolique
16

Le personnage de Clou se rattache à un autre topo légendaire. Le président de la commune l’a engagé à contrecœur pour faire partie des sept bergers qui doivent passer l’été sur l’alpage. C’est un être bizarre, marginal, dont l’apparence et les activités effraient les villageois :
17

« Il s’était mis à regarder le président de dessous celle de ses deux paupières qui pouvait servir encore, car l’autre était pour toujours immobile sur l’orbite vide du globe de l’œil ; il avait le nez de travers, il avait la partie gauche de la figure plus petite que la partie droite ; il se tenait devant vous les mains enfoncées dans les poches, il penchait la tête de côté.

» On ne savait jamais très bien s’il vous regardait ou non, de sorte que le Président se trouva embarrassé, n’ayant réussi encore à engager personne, d’une part, mais parce qu’il aurait beaucoup mieux aimé, d’autre part, s’il l’avait pu, ne pas avoir affaire à cette espèce d’hommes-là ; à un homme de cette espèce, dont plus personne ne voulait depuis longtemps ; et Clou vivait on ne savait pas très bien de quoi, allant chasser sans permis, allant pêcher sans permis, allant chercher des plantes dans la montagne, allant chercher des pierres, et on disait de l’or aussi ; tandis que, certaines autres choses, on ne se les disait qu’à l’oreille. »
(pp. 424-425)

18

Le corpus des légendes alpines regorge de ces braconniers et chercheurs d’or, à l’apparence inquiétante, rendus sorciers par la fréquentation des hauteurs et les étranges rencontres qu’ils y font. Le chasseur va et vient entre les mondes naturel et surnaturel. Les chamois qu’il poursuit se révèlent être parfois des fées ou des sorcières. L’or qu’il recherche au fond des crevasses ou des grottes est souvent gardé par des diablotins. Lutz Röhrich ne relève pas moins de trois types de récits mettant en scène des chasseurs parmi les principales légendes alpines [9]
[9] Lutz Röhrich, « Le monde surnaturel dans les légendes…
.
19

Dans un autre registre, voici comment Horace Bénédict de Saussure, le célèbre alpiniste et scientifique genevois, percevait les croyances autour des chasseurs :
20

« Le petit nombre de ceux qui vieillissent dans ce métier portent sur leur physionomie l’empreinte de la vie qu’ils ont menée ; un air sauvage, quelque chose de hagard et de farouche qui les fait reconnaître au milieu d’une foule, lors même qu’ils ne sont point dans leur costume. Et c’est sans doute cette physionomie qui fait croire à quelques paysans superstitieux qu’ils sont sorciers, qu’ils ont dans ces solitudes commerce avec le diable, et que c’est enfin lui qui les jette dans les précipices. » [10]
[10] Horace Bénédict de Saussure, Premières ascensions au…

21

Clou semble effectivement avoir « commerce avec le diable », avec « Lui, l’Autre, le Méchant » (p. 516). Marginal par rapport aux six autres bergers, il rôde dans la montagne nuit et jour, à la recherche d’or et de pierres précieuses. Les maladies et la folie qui affectent progressivement le petit groupe l’épargnent. Lui ne craint rien et, avec son mauvais œil, il regarde ses compagnons dépérir en ricanant. Ce personnage typique des légendes, que Ramuz reprend et étoffe, participe de la veine surnaturelle du roman. Pour le lecteur, il est comme un signal que des événements étranges vont survenir.
Le purgatoire glaciaire
22

Clou est particulièrement à l’aise sur le glacier et ses abords rocheux. Or, dans l’imaginaire montagnard, le glacier est un lieu bien particulier. Il représente le purgatoire, ce lieu intermédiaire où les âmes des morts font pénitence. À ce propos, Claude Macherel montre que la situation topographique du glacier, intermédiaire entre la vallée et le ciel, ainsi que la rudesse de son climat, font de lui un purgatoire idéal ! [11]
[11] Claude Macherel, « Un Purgatoire alpin (Loetschental) »,…
… Si les Siciliens l’ont situé sur l’Etna [12]
[12] Voir, sur ce sujet, l’ouvrage de l’historien Jacques…
, les populations alpines ont choisi les glaciers, dont les frimas rigoureux n’ont rien à envier aux chaleurs infernales des volcans. Notons justement que le purgatoire glaciaire fait partie des purgatoires infernaux, contrairement à d’autres plus proches du paradis [13]
[13] Comme le révèle Jacques Le Goff, le flou des textes…
.
23

Bon nombre de légendes évoquent les déserts glacés où errent les âmes des damnés. Les vivants qui s’y aventurent font des rencontres dont ils ne sortent jamais indemnes. Sans être totalement explicite, le glacier comme purgatoire est très présent dans La Grande Peur dans la montagne. Ramuz connaissait très bien ce motif puisqu’il l’avait déjà exploré dans plusieurs textes avant la rédaction de ce roman. Les âmes du glacier apparaissent dans le dernier chapitre du Village dans la montagne (1908) [14]
[14] Charles Ferdinand Ramuz, Œuvres complètes, Volume 3,…
, dans une nouvelle de 1913, « Les âmes dans le glacier » [15]
[15] Charles Ferdinand Ramuz, « Les âmes dans le glacier »,…
et dans La Guerre dans le Haut-Pays (1915) [16]
[16] Charles Ferdinand Ramuz, La Guerre dans le Haut-Pays,…
. Pour La Grande Peur dans la montagne, Ramuz reprend ce motif, mais l’insère cette fois de manière implicite dans le texte, en employant des images, des métaphores et des expressions appartenant à ce lieu commun légendaire.
24

La première fois qu’il est décrit, le glacier paraît inoffensif. Après la rude montée pour accéder au « mauvais pays », il semble même accueillant :
25

« Et tout Sasseneire a été devant eux, avec le glacier qui pendait au-dessus, peint en belles couleurs de même que toute la combe ; et ces belles couleurs toutes ensemble leur sont venues contre ; mais c’est à peine s’ils y ont fait attention. »
(p. 423)

26

La deuxième apparition du glacier est très différente. Cette fois, c’est un glacier lourd de menaces qui surplombe le pâturage. La description intervient au moment où les sept pâtres se retrouvent seuls pour la première fois. Les villageois qui les avaient accompagnés viennent de redescendre. Alors que cette deuxième montée à l’alpage s’est bien déroulée, comme on l’a déjà relevé, le glacier, lui, est effrayant : « Il parut venir à votre rencontre avec une couleur méchante, une vilaine couleur pâle et verte » (p. 438). La couleur des morts-vivants, la couleur des âmes errantes.
27

Au fil du roman, le glacier prendra de plus en plus de place et d’importance. Le purgatoire glaciaire va s’approprier progressivement le pâturage. Les bergers qui vivent juste au-dessous du glacier seront, en quelque sorte, happés par le monde des damnés qui les surplombe. Après des premiers avertissements – le petit Ernest, trop effrayé, fuit et tombe malade (chap. V), un mulet déroche (chap. VI) – la « maladie » contamine le troupeau gardé sur l’alpage et coupe les bergers du monde d’en bas. Mis en quarantaine (chap. VIII), ils sont « comme les réprouvés qui n’ont plus permission de se mêler aux autres hommes ou seulement de s’approcher d’eux » (p. 506). Des réprouvés qui ressemblent fort aux damnés des légendes.
Les âmes errantes
28

Au regard de l’imaginaire alpin, les bergers ont d’ailleurs commis un péché qui a condamné bien des êtres à errer sur les glaciers. Pour soulager les vaches dont personne ne s’était occupé depuis plusieurs jours, le vieux Barthélemy a trait le troupeau en répandant le lait par terre. Une « honte » (p. 500), un gaspillage terrible pour des montagnards dont l’économie repose en grande partie sur le lait et une profanation, au sens religieux, puisque, comme le souligne Lutz Röhrich, « c’est surtout le lait répandu (…) qui est cité comme la raison pour laquelle les âmes pécheresses errantes [sont punies] » [17]
[17] Lutz Röhrich, « Le monde surnaturel dans les légendes…
.
29

Les bergers « tombent » les uns après les autres : après Ernest, malade, et Romain, blessé, le maître et son neveu se laissent complètement aller, ne parlant plus, ne bougeant plus (chap. XIV). À la fin du chapitre XV, ils seront même comparés à des « morts » (p. 529). Ne résistent encore que le vieux Barthélemy, protégé par un « papier » saint, le diabolique Clou et Joseph, le jeune fiancé.
30

Au début du chapitre XIII – le roman en compte seize – Joseph a un sursaut d’énergie. Afin de retrouver sa fiancée, il va tenter de rejoindre le village. Pour éviter les barrages, il est obligé de passer par les hauts et, notamment, de traverser le glacier. Une sorte de montée aux enfers. Il parcourt une première fois le glacier, passe le col, atteint le village et découvre sa fiancée morte (chap. XIII). Il décide alors de remonter à l’alpage et traverse une nouvelle fois la montagne et le glacier (chap. XV). Une deuxième traversée sur laquelle je vais m’arrêter un instant, car elle contient de nombreuses allusions au purgatoire glaciaire.
31

Lorsque Joseph aborde les premières neiges, le jour commence à se lever et un brouillard intense règne sur les hauteurs. Le jeune homme va alors faire de surprenantes rencontres. Le vocabulaire employé pour décrire son périple suggère en effet que le glacier est hanté. La narration insiste à de multiples reprises sur les « vapeurs » (pp. 523-524) qui occupent l’espace et dans lesquelles Joseph s’enfonce. Or, le terme « vapeurs » constitue une des expressions typiques qui désignent les âmes errantes des glaciers. On la trouve, par exemple, dans La Nuit des Quatre-Temps, une pièce de René Morax qui s’appuie sur la thématique du purgatoire glaciaire : « Des vapeurs blanches traînent sur le glacier et s’évanouissent. Qui est-ce qui me fait signe ? » [18]
[18] René Morax, La Nuit des Quatre-Temps, Lausanne : Payot,…
Lorsque les vapeurs font signe, ce sont des âmes errantes [19]
[19] Autre exemple, voici un extrait de légende où les âmes…
.
32

Enfoncé dans les vapeurs et la nuit du glacier, Joseph pense à sa fiancée morte :
33

« Et le bruit qu’il y a eu enfin, n’est pas venu du glacier, il s’est fait entendre à la droite de Joseph et plus haut dans l’escarpement, d’où des pierres sont descendues en roulant jusqu’à lui, du moins c’est ce qu’il lui a semblé, parce qu’on ne pouvait toujours rien voir. Et dans le même moment, elle a été encore sur le lit ; c’est la seule chose qu’il voyait encore : sur son lit de là-bas, avec les deux bougies, la soucoupe pleine d’eau, une branchette de mélèze trempant dans l’eau de la soucoupe (…) »
(p. 523, je souligne)

34

Le paragraphe suivant décrit à nouveau les vapeurs entourant le personnage, parmi lesquelles erre peut-être l’âme de sa fiancée [20]
[20] Dans l’imaginaire montagnard, il serait très vraisemblable…
:
35

« Il voit que les vapeurs qui pendaient tout autour de lui comme des rideaux se soulèvent ; il voit qu’elles commencent à se défaire, elles bougent, pendant que lui-même continuait à descendre ; elles s’effrangent. »
(p. 523)

36

Plus loin, Ramuz utilise également une autre expression employée usuellement à propos des âmes errantes. Parmi les bruits mystérieux de la montagne, Joseph entend rouler des pierres. Celles-ci viennent « par grandes troupes » (p. 524). Or, c’est bien « par grandes troupes » que se déplacent les damnés du purgatoire dans les légendes. On évoque souvent, par exemple, la « troupe des morts » [21]
[21] Voir notamment sur ce sujet Claude Macherel, « Un purgatoire…
. Et soudain, une voix se mêle au bruit des pierres, une silhouette se dégage des vapeurs. Clou semble surgir du royaume des esprits :
37

« Est-ce encore les pierres qui roulent ou si c’est la montagne elle-même qui a une voix (…).

C’était là-haut dans les rochers, à la limite des vapeurs.

Joseph voit là-haut le brouillard se fendre ; par l’ouverture, un homme se porte en avant (…) ».
(p. 525)

38

Clou et son rire diabolique poursuivent ensuite Joseph. Celui-ci prend peur et tire sur Clou. En vain, la balle lui traverse le corps. Clou serait-il une âme ? En tout cas, il est comparé au brouillard : « Mais la balle passe à travers celui qui vient, comme si c’était du brouillard ; elle va frapper le glacier qui craque. » (p. 526)
Folie, fantasme, rêve : la mise en doute des perceptions
39

La manière dont Ramuz utilise et distille ces éléments récurrents est révélatrice. Les topoï légendaires participent de l’ambiguïté générale qui entoure les événements. Lorsqu’ils soutiennent une interprétation, une vision du monde, c’est toujours de manière implicite, en laissant une place au doute. Les « vapeurs » et les « troupes » du glacier ne sont pas présentées explicitement comme des âmes errantes, mais le suggèrent. Ce sont des indices, non des preuves, qui tissent un des réseaux interprétatifs du roman [22]
[22] Aux explications surnaturelle et naturelle des événements,…
. Le doute est au cœur de celui-ci. Même si la peur et la vision des anciens gagnent du terrain au fur et à mesure que le récit progresse, l’hésitation concernant l’interprétation des événements subsiste jusqu’à la fin. Une interprétation « naturelle » reste possible, car, finalement, la maladie qui a touché le troupeau est une maladie fréquente, et la catastrophe finale peut être expliquée rationnellement : « Il avait dû se former un barrage dans le glacier. » (p. 536)
40

Quant aux « visions » de Joseph sur le glacier, et notamment l’apparition de Clou, elles sont constamment mises en doute par la narration. Par exemple, lorsqu’il croit voir le glacier bouger, le narrateur – ou est-ce le personnage lui-même ? – insiste sur sa fatigue :
41

« C’est ce qu’il aperçoit encore, tandis qu’il respirait mal ; et d’en bas le glacier a commencé alors à éclairer en vert et en bleu, venant à lui avec ses reflets verts et bleus, dans un double faux éclairage, en même temps que le glacier montait, il redescendait, puis remontait. Il faut dire qu’on n’a pas dormi depuis deux jours. »
(p. 524, je souligne)

42

Non seulement la fatigue, mais l’obscurité, le brouillard et la tristesse fragilisent Joseph, peut-être victime d’hallucinations. Tout semble faux par moments, et Joseph en vient lui-même à se demander s’il rêve : « Peut-être qu’on rêvait avant et on rêve encore à présent. » (p. 524)
43

Dans un de ses ouvrages, Claude Millet retrace l’utilisation des légendes par les écrivains et les historiens français au cours du XIXe siècle [23]
[23] Claude Millet, Le légendaire au XIXe siècle. Poésie,…
. Elle relève une évolution au fil du siècle, utile à mon propos, que je résume très succinctement ici. Elle oppose les romantiques du début du siècle, Charles Nodier et Prosper Mérimée entre autres, aux réalistes, ou naturalistes, de la fin du XIXe, comme Maupassant et Zola. Pour les premiers, les légendes permettent de constituer un lien communautaire autour d’une origine mythique. Le merveilleux s’inscrit dans une perspective politique et religieuse. En revanche, pour les seconds, le rapport au légendaire est beaucoup plus individuel. La légende est devenue simplement du surnaturel auquel se confronte un personnage ; personnage dont le psychisme est mis à rude épreuve. Des premiers aux seconds s’est produit ce que Claude Millet nomme une « déliaison collective ». Le fonds légendaire qui soudait chaque communauté s’est progressivement délité sous la pression du progrès notamment. La Grande Peur dans la montagne met précisément en scène cette « déliaison collective ». Les croyances aux « vieilles histoires » ne sont plus partagées par tout le monde. Le clan des jeunes ne veut plus entendre parler de la malédiction du pâturage. La communauté est divisée en deux clans. L’obsession ramuzienne de la séparation entre les êtres trouve, dans ce cadre-là, une nouvelle forme [24]
[24] La problématique de la séparation est au cœur de plusieurs…
.
44

Les remarques de Claude Millet à propos de Maupassant et Zola peuvent nous aider à préciser le rapport de Ramuz au légendaire. Voici une des conclusions auxquelles elle parvient :
45

« Le légendaire cesse d’être la création d’un sujet, qui, à la fois singulier et universel, réalise le chant de la communauté elle-même. Il est la construction d’un imaginaire individuel, qui se sert des légendes et des mythes du passé comme matériaux. Et cet imaginaire individuel n’est pas celui de l’écrivain, mais celui du personnage. Ce qui se raconte, ce n’est pas la légende, c’est l’histoire de la relation à la légende, c’est l’histoire de l’efficace de la légende dans le destin d’un personnage, dans la construction de son imaginaire à partir du matériau légendaire. Folie, fantasme, rêve : le légendaire est intimisé. » [25]
[25] Claude Millet, Le légendaire au XIXe siècle, op. cit.,…

46

Globalement, ces remarques s’appliquent assez bien à La Grande Peur dans la montagne. D’une part, il est clair que les légendes sont un matériau pour Ramuz. L’écrivain puise dans le corpus légendaire des symboles, des fragments d’histoires, tout un imaginaire auquel il confronte ses personnages. Ce qui importe alors est bien la relation à la légende, et non la légende elle-même. Une relation à la légende qui divise la communauté montagnarde en deux clans, puisqu’il y a, d’un côté, les anciens qui croient encore aux « vieilles histoires », et, de l’autre, les plus jeunes qui n’y croient plus. D’autre part, l’exploration de la folie, du fantasme, du rêve semble parfaitement illustrée par le personnage de Joseph, notamment lors de sa traversée du glacier. Cela dit, dans le détail, Ramuz n’est pas si proche d’un Maupassant ou d’un Zola. Il est, par exemple, intéressant de confronter La Grande Peur dans la montagne avec certains textes de Maupassant, traversés de légendes [26]
[26] À noter que Ramuz connaissait très bien l’œuvre de…
. Claude Millet distingue deux types de légendaire chez l’écrivain normand [27]
[27] Claude Millet, « Le légendaire dans l’œuvre de Maupassant »,…
.
47

Dans le premier, les légendes sont des croyances populaires dont se moque le narrateur, citoyen cultivé et « positif ». Le légendaire est mis à distance et apparaît comme un discours obsolète. La légende du Mont Saint-Michel (1882) ironise sur le caractère des paysans normands, dont la légende est une des expressions les plus pittoresques, tandis que Mont-Oriol (1887) dépeint des charlatans qui exploitent la crédulité des gens et leur croyance à des légendes. Chez Ramuz, d’une manière générale et en particulier dans La Grande Peur dans la montagne, on ne trouve pas telles mise à distance et ironie par rapport aux légendes et à ceux qui y croient. L’écrivain ne juge pas, mais confronte différentes visions et perceptions du monde. En l’occurrence, les légendes alpines ne représentent pas le pittoresque [28]
[28] Dans un article intitulé « La Beauté de la montagne »,…
ou la crédulité des montagnards, mais expriment une des voix nombreuses, celle des anciens, qui participent à la narration [29]
[29] Sur la multitude des voix narratives dans La Grande…
.
48

Le deuxième type de légendaire relevé par Claude Millet dans l’œuvre de Maupassant semble plus proche de ce que l’on trouve chez Ramuz. Le légendaire rend compte, cette fois, de tout ce qui résiste à l’analyse psychologique et bouscule les certitudes. Dans Le Horla (1886) par exemple, la légende du Mont Saint-Michel racontée par un vieux moine au narrateur est un moment clé du récit. La légende renforce l’idée qu’il peut exister des êtres invisibles, à l’instar du démon qui poursuit le narrateur et détruit sa vie. Le doute est permis, car les perceptions sont trompeuses. Dans la discussion entre le moine et le narrateur qui suit le récit de la légende, un parallèle intéressant est tiré entre ces êtres invisibles et le vent :
49

« Je dis au moine : ‹ Y croyez-vous ? ›

Il murmura : ‹ Je ne sais pas. ›

Je repris : ‹ S’il existait sur la terre d’autres êtres que nous, comment ne les connaîtrions-nous point depuis longtemps ; comment ne les auriez-vous pas vus, vous ? Comment ne les aurais-je pas vus, moi ? ›

Il répondit : ‹ Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui existe ? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève la mer en montagnes d’eau, détruit les falaises, et jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit – l’avez-vous vu, et pouvez-vous le voir ? Il existe pourtant. ›

Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou peut-être un sot. Je ne l’aurais pas pu affirmer au juste ; mais je me tus. Ce qu’il disait là, je l’avais pensé souvent. » [30]
[30] Guy de Maupassant, « Le Horla », Le Horla, Paris :…

50

Au cœur du genre fantastique, dont Maupassant est l’une des figures de proue, se trouvent précisément le doute, l’hésitation, l’ambiguïté. À la fin du Horla, on ne saura pas si le narrateur a été pris de folie ou « réellement » hanté par un démon. Tout au long de la nouvelle, les perceptions du personnage-narrateur sont mises en doute. La légende du Mont Saint-Michel vient seulement souligner la possibilité du surnaturel.
51

La problématique de la perception est également centrale dans La Grande Peur dans la montagne. On l’a vu à propos de l’apparition de Clou. Lorsque Joseph lui tire dessus et que les balles le traversent, on se demande s’il s’agit d’une hallucination de Joseph ou si le diabolique Clou possède des pouvoirs surnaturels. Quoi qu’il en soit, la vue de Joseph est troublée par la fatigue, le brouillard et l’émotion. Le faux-semblant, le mirage, la tromperie traversent l’ensemble du roman. Dans cette perspective, le paroxysme semble être atteint lorsque Joseph découvre sa fiancée morte. Il ne peut y croire et met en doute sa perception visuelle : « Joseph se passe la main sur les trous des yeux qui servent à voir et à connaître, mais peuvent mentir ou se tromper » (p. 509). La lumière des bougies fait bouger « faussement » Victorine. Finalement, il conclura : « Ce n’est plus elle ; on me l’a changée. » (p. 513)
52

La mise en doute des perceptions, des certitudes, entraîne les personnages vers l’inconnu. Le légendaire, souligne Claude Millet, permet l’exploration des « profondeurs troubles [du] psychisme » [31]
[31] Claude Millet, « Le légendaire dans l’œuvre de Maupassant »,…
. Les légendes conduisent à dépasser « les claires certitudes de la psychologie (…), pour rendre compte d’une psychologie des fantasmes, et des fantasmes les plus inquiétants » [32]
[32] Ibid., p. 88.
. Dans La Grande Peur dans la montagne, la traversée de la montagne et du glacier par Joseph, au chapitre XV, est de cet ordre-là. Ramuz emploie ici le motif légendaire du purgatoire glaciaire en le renouvelant complètement. Il reprend la notion d’entre-deux, de lieu intermédiaire entre l’ici et l’au-delà, réutilise certaines expressions, les « vapeurs », les « troupes », pour suggérer les âmes errantes, mais développe et déplace la symbolique et les enjeux du glacier. Alors que les légendes des âmes sur le glacier se situent clairement dans une perspective religieuse et politique d’ordre communautaire – ceux qui ont péché, en gaspillant du lait notamment, encourent des souffrances atroces – le glacier de La Grande Peur dans la montagne est une plongée individuelle dans un univers onirique, fantastique, fantasmatique [33]
[33] Le terme me paraît justifié dans la mesure où c’est…
. On peut, en effet, considérer cette traversée comme une expérience limite qui conduit Joseph aux portes de la mort, dans une zone floue, frontière entre la vie et la mort.
53

Lors de ce trajet, Joseph est hanté par l’image de Victorine, dont il vient de quitter le corps inanimé. La nuit, le brouillard et la fatigue le font entrer dans une sorte de délire hypnotique, une espèce de rêve éveillé. Le personnage se scinde en deux : son esprit est avec Victorine, son corps suit machinalement le chemin de la montagne. « Il était deux hommes, il a été deux hommes » (p. 522), souligne la narration. C’est elle et ce n’est plus elle. Elle est là-bas, elle est ici. Le monde s’inverse : le ciel est « comme de la terre jaune, comme une grande plaine d’argile vue d’en dessous » (p. 524). Dans cet entre-deux, Joseph se rapproche progressivement de la mort et de Victorine. Il est de moins en moins ici, de plus en plus au-delà. Les « eaux arrêtées » du glacier se mettent à tanguer, les glaces craquent, puis Clou, « (si c’était bien Clou) » (p. 525), poursuit Joseph. Dans un dernier sursaut, Joseph tire sur Clou. La balle frappe le glacier, la montagne entre en mouvement et Joseph tombe « à la renverse » (p. 527).
54

Après l’inversion et le mélange du haut et du bas, de l’ici et du là-bas, de la présence et de l’absence, de l’eau arrêtée et de l’eau en mouvement, de la vie et de la mort, Joseph sombre définitivement dans un monde renversé. Celui des âmes errantes ?
Une fin entourée de mystère
55

Le mystère planera sur le sort de Joseph jusqu’à la fin. Alors que la plupart des villageois et des bergers sont morts, Joseph et Clou ont disparu :
56

« On dit : ‹ Et Joseph ? ›
– On ne l’a jamais revu. ›
On dit : ‹ Et Clou ?
– On n’a plus entendu parler de lui.
– Et le maître du chalet ?
– Mort. Il avait reçu deux balles.
– Son neveu ?
– Mort.
– Barthélemy ?
– Mort.
– Et celui du mulet ?
– Mort… Mort de la gangrène.
– Le petit Ernest ?
– Mort aussi.
– Le Président ?
– Mort.
– Compondu ?
– Mort. »
(p. 536)

57

Les deux disparus accroissent la part de mystère entourant la catastrophe. Ni morts, ni vivants, peut-être morts-vivants, condamnés à hanter ad aeternam les hauts pays ?
58

Dans les Œuvres complètes de 1941, le texte se termine par cette énumération. Une fin tragique qui donne à la mort le dernier mot. En révisant La Grande Peur dans la montagne pour cette nouvelle édition, Ramuz a, en effet, supprimé les quatre derniers paragraphes de l’édition originale. D’une certaine façon, la « déliaison collective », la séparation des êtres, est résolue ici par la mort. Les deux clans n’en forment plus qu’un seul…
59

La fin de l’édition originale entretient une relation plus intéressante avec la problématique des légendes. Les quatre derniers paragraphes montrent que le récit des événements a été transmis, oralement, par quelques survivants anonymes et par des touristes. Une façon de mettre à distance la catastrophe, en la situant dans un passé déjà lointain et flou, un passé légendaire dont les traces s’estompent. Dans le paragraphe qui suit directement l’énumération des morts, les rares survivants témoignent :
60

« Oh ! disent-ils, tous ceux qui avaient été là-haut, du premier au dernier, d’une façon ou de l’autre ; sans compter que nous y avons passé ensuite… On ne peut pas compter tous les morts qu’il y a eu au village, parce qu’il était venu une mauvaise grippe : et, pendant que les bêtes crevaient sur la paille, nous autres, c’était dans nos lits… »
(p. 1422)

61

Le « nous » et le « on » ne peuvent être rattachés de façon certaine à aucun des personnages du roman. Alors que les principaux témoins sont morts ou disparus, ne restent ainsi que d’anonymes survivants pour raconter les faits. Le paragraphe suivant accentue encore l’éloignement de la catastrophe. Les nouvelles du pâturage ont été apportées « plus tard » par « des personnes pas du pays ». Décidément, l’histoire qui vient d’être racontée a déjà beaucoup circulé. Quelqu’un la savait de quelqu’un d’autre qui lui-même…
62

L’avant-dernier paragraphe nous apprend que le pâturage n’existe plus, « tout avait été recouvert par les pierres ». De l’alpage maudit ne subsistent non seulement plus de témoins (les bergers sont morts ou disparus), mais plus de traces. Seul demeure le récit, une vieille légende. Enfin, le dernier paragraphe du roman « sonne » comme une légende et semble issu de la voix des anciens qui « anthropomorphisent » la montagne :
63

« Et jamais plus, depuis ce temps-là, on n’a entendu là-haut le bruit des sonnailles ; c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés. »
(p. 1422)

Le pouvoir du conteur
64

L’édition originale donne donc le dernier mot non pas à la mort, comme dans le texte des Œuvres complètes, mais à la légende ; une légende qui a survécu à la catastrophe ; une légende qui transcende, d’une certaine façon, la mort des villageois. Dans cette perspective, La Grande Peur dans la montagne (1926) s’inscrit dans le prolongement de Passage du poète (1923) et de L’Amour du monde (1925), deux romans de Ramuz qui mettent en avant les pouvoirs du récit et de la « parole circulante ».
65

Besson, le poète-vannier de Passage du poète, permet à une petite communauté vigneronne d’accéder à la parole. D’abord désunis, séparés et muets, les villageois se rassemblent à l’occasion d’une fête de tir, ponctuée de plusieurs discours, très écoutés et applaudis. Besson peut alors repartir : « On n’a plus besoin de lui. Ils ont appris à parler, ils savent tous parler ; lui se tait. » [34]
[34] Charles Ferdinand Ramuz, Passage du poète, in Romans,…
La parole, ici les discours, circule et abolit la séparation entre les êtres.
66

Dans L’Amour du monde, Joël fait voyager ses compagnons de bistro grâce à ses récits de voyage. L’imagination emporte les auditeurs loin de leur cadre lacustre :
67

« On voyait passer sur les eaux, dans leurs pirogues, des hommes d’une autre couleur de peau, sous des voiles d’une autre forme. On voyait fumer la Dent d’Oche.

Déjà Chautemps ne savait plus très bien où il était (…). » [35]
[35] Charles Ferdinand Ramuz, L’Amour du monde, in Romans,…

68

Au cœur de La Grande Peur dans la montagne, se trouve également une scène illustrant le pouvoir du conteur. Un des premiers soirs dans le chalet d’alpage, le vieux Barthélemy raconte ce qui s’était passé vingt ans auparavant dans le même lieu. Il évoque les événements après lesquels le pâturage avait été considéré comme maudit. Ce soir-là, l’ambiance est lourde. L’entrain du début est déjà retombé, il fait nuit et des bruits se font entendre sur le toit. C’est alors que Barthélemy commence son récit. Un véritable modèle de récit effrayant, avec crescendo et suspense. Barthélemy pèse ses mots, joue avec les silences et parvient à insinuer la peur à ses compagnons. La narration souligne les gestes de l’orateur et donne de l’ampleur à ses mouvements. Voici par exemple le début du récit :
69

« Il a dit :

‹ C’est que j’y étais. ›

Sa figure parut grandir, toute sa personne grandissait – elle fut retirée en arrière, en même temps que la lumière du feu baissait.

‹ Oui… j’y étais. Il y a vingt ans… »
(p. 443)

70

À la fin, les six autres bergers seront muets, tétanisés par le récit de Barthélemy. Même les plus sceptiques semblent alors gagnés par le doute. Ils sont désormais tous unis par la peur, hormis le diabolique Clou. « Tout dépend des lieux et des milieux », dit le narrateur du Horla, qui poursuit : « Croire au surnaturel dans l’île de la Grenouillère serait le comble de la folie… mais au sommet du Mont Saint-Michel ?… mais dans les Indes ? » [36]
[36] Guy de Maupassant, Le Horla, op. cit., p. 35.
Mais sur l’alpage de Sasseneire, au pied du glacier ? pourrait-on également ajouter. Cette histoire de pâturage maudit paraissait bien futile, en bas au village. Là-haut, tout est différent ! Le récit de Barthélemy et l’ambiance dans laquelle il se produit font penser aux veillées où l’on racontait des légendes. Alors que tout le monde est réuni le soir au coin du feu, un vieux prend la parole et évoque une histoire des temps anciens.
71

Ramuz a puisé dans les légendes non seulement une symbolique, des types de personnages et de situations, mais également une forme, une manière de raconter. La légende induit une énonciation particulière qui a pu inspirer Ramuz. Sur ce sujet, je ne peux que donner la parole à Philippe Renaud. Dans un très bel essai, il établit une analogie entre les veillées et les récits ramuziens :
72

« Dans les histoires à la veillée, les voix sont multiples. Il existe des relations temporelles très variables entre l’illud tempus et les membres du cercle familial élargi, du cercle des amis et connaissances ; ‹ on › sait (ou on feint de savoir) que ‹ on › (tel aïeul) a vu ou conté ceci ou cela. D’où d’évidents changements d’optique qui laissent entre eux des ‹ trous ›. On saute d’une génération (a) à une génération (c) ou (d), comme d’un plus-que-parfait précédé d’un ‹ après que › à un présent, celui du petit-cousin. Les opinions divergent, les points de vue spatio-temporels, mais aussi idéologiques, s’entrecroisent sans jamais s’homogénéiser. À la disparition prématurée d’un père correspond une lacune temporelle.

» Si cette hypothèse est valable, elle est bien loin de tout expliquer : il n’en demeure pas moins qu’elle représente un modèle et, surtout, une forme. En fait, à la veillée, s’il arrive qu’on se dispute sur les contenus, le véritable enjeu est la manifestation, grâce au récit, de l’harmonie ou des conflits du groupe familial, élargi ou non. Il est évident que domine l’attitude de locution commentative. Tout est bon pour narrer le ‹ vrai › ; le ON, ici, fera merveille : ON, n’étant personne, est cependant donné comme le pronom de la garantie. Les temps s’emmêlent, plusieurs voix se succèdent ou se contredisent ; quand ‹ on › ne sait pas, ‹ on › imagine et dit : ‹ ON aurait pu le voir, s’il y avait eu quelqu’un ›, etc. Inutile d’épiloguer sur le fait que l’on attribuera à l’arrière-grand-père (mort depuis longtemps) une connaissance décisive sur les faits. » [37]
[37] Philippe Renaud, Ramuz ou l’intensité d’en bas, Lausanne :…

73

Pour Ramuz, la légende est un des modèles d’une parole qui passe, qui circule et rassemble une communauté autour d’un conteur, d’un poète. Par la grâce du verbe, un orateur peut emporter loin ceux qui l’écoutent. Le récit agit à travers une émotion qui gagne et unit progressivement les auditeurs : le rêve, dans L’Amour du monde, l’euphorie et la joie, dans Passage du poète, et la peur, dans La Grande Peur dans la montagne. Une peur qui se propage par cercles concentriques, envahissant d’abord les bergers, puis les villageois et, enfin, les lecteurs.
74

Et si « tout dépend des lieux et des milieux », comme le souligne le narrateur du Horla, on ne peut que recommander de lire La Grande Peur dans la montagne, le soir, seul et dans un endroit isolé. De préférence en haute montagne !… ?
Notes
[*]

Une première version de cet article a paru en portugais dans la revue Alea (Vol. 6, N° 2, 2004, pp. 279-301).
[1]

Dans un autre article, j’ai montré que Ramuz s’était inspiré pour plusieurs textes d’un recueil de légendes de Johannes Jegerlehner datant de 1907 (voir « Male mort ›, âmes errantes et purgatoire glaciaire. Autour du roman inachevé ‹ Légende », Études de lettres, Nos 1-2, Dans l’atelier de Ramuz, 2003, pp. 22-47).
[2]

Charles Ferdinand Ramuz, « Mythes », Gazette de Lausanne, 7 décembre 1913, in Critiques littéraires, édition préparée, annotée et préfacée par J. Meizoz, Genève : Slatkine, 1997, pp. 241-243. Je souligne.
[3]

Michel Dentan, La Grande Peur dans la montagne, Paris : Hatier et Lausanne : Foma, 1977.
[4]

Ibid., p. 50.
[5]

Charles Ferdinand Ramuz, Œuvres complètes, Volume 13, Lausanne : Mermod, 1941.
[6]

Charles Ferdinand Ramuz, La Grande Peur dans la montagne, in Romans, Volume II, édition publiée sous la direction de D. Jakubec, Paris : Gallimard, 2005, pp. 413-536 et pp. 1421-1422 pour l’appendice donnant la fin de l’édition originale. Comme toutes les citations du roman seront tirées de cette édition, j’indiquerai désormais uniquement les numéros de page.
[7]

Lutz Röhrich, « Le monde surnaturel dans les légendes alpines », Le monde alpin et rhodanien, Grenoble, Nos 1-4, 1982, p. 25.
[8]

Jules Michelet, La Montagne, Paris : A. Lacroix, Verbroeckhoven et Cie, 1868, p. 20.
[9]

Lutz Röhrich, « Le monde surnaturel dans les légendes alpines », art. cit.
[10]

Horace Bénédict de Saussure, Premières ascensions au Mont-Blanc 1772-1787, Paris : La Découverte, 1979, p. 117.
[11]

Claude Macherel, « Un Purgatoire alpin (Loetschental) », Le monde alpin et rhodanien, Grenoble, Nos 1-2, 1988, pp. 87-112. Voir aussi l’article de Rose-Claire Schüle, « Il vaut mieux souffrir du froid maintenant… › Le purgatoire dans les glaciers », in Imaginaires de la haute montagne, Grenoble : Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, 1987, pp. 31-40.
[12]

Voir, sur ce sujet, l’ouvrage de l’historien Jacques Le Goff, La Naissance du Purgatoire, Paris : Gallimard, 1981.
[13]

Comme le révèle Jacques Le Goff, le flou des textes religieux sur ce sujet – la Bible n’en parle même pas – a laissé une grande liberté d’invention aux différentes communautés catholiques, qui ont alors imaginé toutes sortes de purgatoires.
[14]

Charles Ferdinand Ramuz, Œuvres complètes, Volume 3, Lausanne : Mermod, 1941, pp. 296-297.
[15]

Charles Ferdinand Ramuz, « Les âmes dans le glacier », La Semaine littéraire, 1er et 8 février 1913, in Nouvelles, croquis et morceaux, Vol. III, Genève : Slatkine, 1983, pp. 7-28.
[16]

Charles Ferdinand Ramuz, La Guerre dans le Haut-Pays, in Romans, Vol. I, op. cit., p. 932.
[17]

Lutz Röhrich, « Le monde surnaturel dans les légendes alpines », art. cit., p. 29.
[18]

René Morax, La Nuit des Quatre-Temps, Lausanne : Payot, 1902, p. 102.
[19]

Autre exemple, voici un extrait de légende où les âmes en peine apparaissent sous la forme de vapeurs : « Un jeune pâtre gardait son troupeau de chèvres sur l’alpe de la Garboula, au-dessus de Saint-Luc. Un matin, il aperçut de petites vapeurs blanches, ayant formes humaines, marchant en procession tout autour de l’alpe ; il y en avait des milliers. » (Récits, contes et légendes du Val d’Anniviers, Sierre : Éditions à la Carte, 1998, p. 131.)
[20]

Dans l’imaginaire montagnard, il serait très vraisemblable que Victorine se retrouve au purgatoire, car elle a transgressé un interdit en franchissant le barrage qui séparait les villageois des bergers. Un acte pouvant être considéré comme un péché dans la mesure où il mettait en danger la communauté entière.
[21]

Voir notamment sur ce sujet Claude Macherel, « Un purgatoire alpin (Loetschental) », art. cit., pp. 91-93.
[22]

Aux explications surnaturelle et naturelle des événements, s’ajoute également l’interprétation biblique. Plusieurs allusions à l’Exode émaillent le roman et tissent un autre de ces réseaux interprétatifs.
[23]

Claude Millet, Le légendaire au XIXe siècle. Poésie, mythe et vérité, Paris : PUF, 1997. À ma connaissance, il s’agit de l’ouvrage le plus général sur le sujet. Malheureusement pour notre propos, il ne s’attache pas au XXe siècle. Cependant, les écrivains de la fin du XIXe, dont la lecture a formé Ramuz, fournissent tout de même un bon point de comparaison avec l’écrivain vaudois.
[24]

La problématique de la séparation est au cœur de plusieurs romans de Ramuz précédant La Grande Peur dans la montagne. Pensons par exemple à La Séparation des races (1923), dans lequel deux communautés de langue et de religion différentes sont séparées par une montagne, ou à Passage du poète (1923) qui évoque des êtres solitaires, séparés les uns des autres, finalement réunis grâce au passage d’un vannier, figure du poète.
[25]

Claude Millet, Le légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 255.
[26]

À noter que Ramuz connaissait très bien l’œuvre de Maupassant. Il avait notamment participé à la réalisation des Œuvres complètes de l’écrivain au début du XXe siècle. Une bonne comparaison entre Ramuz et Maupassant se trouve dans un article de Vincent Verselle, « Pierrot n’amasse pas Mousse ou quand Maupassant et Ramuz maltraitent un chien », in La nouvelle francophone en Belgique et en Suisse. Actes du colloque international des 18 et 19 octobre 2001, sous la dir. de M. Hilsum et J.-P. Longre, Lyon : CEDIC, 2004, pp. 33-42.
[27]

Claude Millet, « Le légendaire dans l’œuvre de Maupassant », Études normandes, N° 2, Maupassant du réel au fantastique, 1994, pp. 82-90.
[28]

Dans un article intitulé « La Beauté de la montagne », daté du 11 septembre 1930 dans la revue Aujourd’hui, Ramuz prend d’ailleurs ses distances avec le pittoresque.
[29]

Sur la multitude des voix narratives dans La Grande Peur dans la montagne, voir notamment la partie intitulée « Variations du point de vue », in Michel Dentan, op. cit., pp. 46-48.
[30]

Guy de Maupassant, « Le Horla », Le Horla, Paris : Albin Michel, pp. 25-26.
[31]

Claude Millet, « Le légendaire dans l’œuvre de Maupassant », art. cit., p. 88.
[32]

Ibid., p. 88.
[33]

Le terme me paraît justifié dans la mesure où c’est bien le désir qui a poussé Victorine et Joseph vers la mort. Tour à tour, la jeune femme et le jeune homme ont franchi l’interdiction qui séparait l’alpage du village. Leur désir amoureux individuel les a donc conduits à transgresser une limite fixée par la communauté.
[34]

Charles Ferdinand Ramuz, Passage du poète, in Romans, Vol. II, op. cit., p. 316.
[35]

Charles Ferdinand Ramuz, L’Amour du monde, in Romans, Vol. II, op. cit., p. 355.
[36]

Guy de Maupassant, Le Horla, op. cit., p. 35.
[37]

Philippe Renaud, Ramuz ou l’intensité d’en bas, Lausanne : L’Aire, 1986, pp. 98-99.
Résumé

Français

Ramuz s’est passionné pour les légendes alpines et il s’en est inspiré dans de nombreux textes. Cet article examine le cas de La Grande Peur dans la montagne (1926), en montrant que le roman est traversé par plusieurs lieux communs légendaires, comme le chasseur diabolique et le purgatoire glaciaire où errent les âmes des damnés. À l’instar de certaines nouvelles de Maupassant, le personnage principal de La Grande Peur, Joseph, est confronté à des événements surnaturels qui le font progressivement dériver dans un univers onirique, fantastique, voire fantasmatique. Par ailleurs, la fin du roman, du moins dans l’édition originale, peut laisser à penser que l’ensemble du récit est une légende.

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Plan de l’article

Un canevas légendaire
Le « mauvais pays »
Le chasseur diabolique
Le purgatoire glaciaire
Les âmes errantes
Folie, fantasme, rêve : la mise en doute des perceptions
Une fin entourée de mystère
Le pouvoir du conteur

Pour citer cet article

Berney Jérôme, « La Grande Peur dans la montagne de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende », A contrario 1/2006 (Vol. 4) , p. 53-70
URL : http://www.cairn.info/revue-a-contrario-2006-1-page-53.htm.
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